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Victor Gonzalez vu par André Marchal
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« Dans l’été de 1921, à l’église de Maisons-Laffite, un facteur d’orgues inconnu monte avec moi à la tribune. Il arrange un cornement, effectue quelques réglages. Un détail mécanique m’inspire une comparaison avec l’orgue de Saint-Germain-des-Prés. «Vous êtes André Marchal ?», me dit-il, «je suis Gonzalez». C’est par cette rencontre de hasard que devaient naître une amitié et une collaboration qui n’ont cessé de grandir durant trente-cinq années.
André Marchal et Victor Gonzalez
(Collection Annick Danion-Gonzalez)
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L’ami, on me pardonnera de n’en point parler ici. Comment le faire sans risquer d’offenser la mémoire de celui dont la vie tout entière fut un grand exemple de modestie, de discrétion et de dévouement!
Le facteur d’orgues en était alors à son premier instrument, celui de la chapelle des Bénédictines de la rue Monsieur, qu’il me montra et dont les timbres me charmèrent. Puis, parmi d’autres travaux, l’importante restauration du grand orgue de Saint-François-Xavier, à Paris, dont la réussite décida mon cher ami Béranger de Miramon Fitz - connu dix ans auparavant à la tribune de mon maître Eugène Gigout, dont il avait été lui aussi l’élève - à confier au jeune facteur la construction d’un grand orgue de 3 claviers et de 33 jeux pour son salon de musique du boulevard Maillot, inauguré en 1928. Ce fut notre première collaboration. Que de recherches et de discussions passionnantes entre nous trois pour mettre au point le plan de cet orgue ! Quel enrichissement pour moi !
L'orgue de Saint-François-Xavier
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De cette époque datent, parmi d’autres, les orgues des églises de Bailleul (Nord) et Revin (Ardennes). Ces premiers instruments sont une admirable réhabilitation de l’esthétique de son maître Aristide Cavaillé-Coll. Il renoue une tradition que les successeurs du grand organier ont perdue et même profanée depuis un quart de siècle. Mais, pour lui, renouer n’est pas copier. La personnalité de l’artiste marque profondément l’harmonie de ses instruments : clarté des principaux, velouté des flûtes, beauté et finesse des anches, tandis que maints détails ingénieux dans la construction révèlent déjà l’inlassable chercheur que sera toute sa vie ce génial créateur. Génial, il le fut le jour où, seul en France et le premier dans le monde, il décida de revenir à la tradition classique : faibles pressions, bouches basses, suppression des dents et des pavillons, mais surtout résurrection de la famille des jeux de mutations sacrifiés depuis la fin du XVIIIe.
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Le grand orgue de Saint-Eustache ayant été abandonné au cours de sa restauration par le facteur qui en avait été chargé, Joseph Bonnet demanda à Victor Gonzalez de reprendre et achever cet important travail. Il n’accepta qu’à la condition de replacer dans leur buffet les jeux du Positif séparé qui en avaient été enlevés. Ce magnifique instrument de réputation mondiale 4 claviers, 87 jeux, fut inauguré par son illustre titulaire en février 1932. Joseph Bonnet lui fit aussi confier la restauration des orgues de l’abbaye de Solesmes et de la cathédrale de Meaux.
L'orgue de Saint-Eustache
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L’année suivante, l’orgue construit pour la salle de musique de Mme Henry Goüin, peut être considéré comme le premier chef-d’oeuvre de cette grande série ; bientôt suivi par l’orgue de l’Exposition de Bruxelles (1935) aujourd’hui à l’église de Berck-Plage, la restauration du grand orgue de la cathédrale de Bayonne (1936) ; reconstitution historique de l’orgue de la chapelle royale du Château de Versailles (1937) ; reconstruction, dans un esprit aussi classique que voulut bien le lui permettre la Commission des experts, du grand Cavaillé-Coll de l’ancien Trocadéro pour la nouvelle salle du Palais de Chaillot (1938) ; enfin, le grand chef-d’oeuvre : les 87 jeux, 4 claviers du grand orgue entièrement mécanique de la cathédrale de Reims (1938). Je ne parle ici que des principaux instruments.
L'orgue de Madame Henry Gouïn
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Hélas! L’affreuse tragédie mondiale devait, l’année suivante, lui ravir son fils Fernand, cet être d’élite, son bras droit, et pour moi un ami très cher. Surmontant cette épreuve, Victor Gonzalez trouva dans sa foi le courage de continuer son œuvre, d’abord seul à diriger son entreprise, jusqu’à ce que son petit-fils Georges Danion, formé par lui, vienne lui apporter une collaboration aussi précieuse qu’efficace.
Fernand Gonzalez
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Tandis que se poursuivait la restauration du grand orgue historique de Saint-Merry à Paris, s’achevait une de ses plus parfaites réussites l’orgue du Prytanée Militaire de La Flèche dont deux claviers datant du XVIIe siècle et le troisième adjoint par lui, forment un ensemble unique par la beauté, la richesse et l’étonnant équilibre des timbres, sans parler de prodiges réalisés dans la mécanique. Redonner vie aux instruments anciens passionnait cet esprit chercheur, épris de beauté et de perfection. Je me souviens de son enthousiasme en découvrant l’art des Clicquot, lorsque lui fut confiée vers 1925 la restauration du grand orgue de Saint-Nicolas-des-Champs à Paris. Ce fut le premier dans cette liste de résurrections historiques, qui comprend, en dehors des instruments déjà cités Nemours, Saint Denis de Saint-Omer, et actuellement en cours de restauration le 4 claviers d’époque Louis XIV de la cathédrale d’Auch, l’un des plus anciens qui nous ait été conservé en France.
L'orgue du Prytanée Militaire de la Flêche
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Aucun problème ne rebutait cet esprit lucide, toujours en mouvement ; il semble plutôt que la difficulté était pour lui un stimulant. Une solution était-elle trouvée ? Il ne s’en contentait pas, cherchait encore, jusqu’à ce que la meilleure, généralement très simple, l’ait enfin satisfait.
Qu’on me permette de citer un exemple personnel : d’un petit orgue mécanique de 8 jeux installé eu 1920 dans mon studio par le facteur Gutschenritter, Victor Gonzalez arriva à faire un instrument de 20 jeux ; puis, l’ayant déplacé et ayant su tirer un merveilleux parti d’un espace extrêmement réduit, il en fit un grand orgue de 3 claviers, 30 jeux, muni d’une console moder-ne et de tous les perfectionnements techniques, tout en conservant sommiers, claviers et mécanique de l’orgue primitif. Une telle performance fait l’admiration unanime des facteurs d’orgues français et étrangers qui m’ont visité.
André Marchal et Victor Gonzalez
à l'orgue de la rue Duroc
( coll. Annick Danion-Gonzalez )
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Et que dire de son dévouement à la cause de l’orgue et des organistes ? Pour la mise au point d’un orgue avant un concert, ni temps, ni fatigue, ni veilles ne comptaient. Au Palais de Chaillot, lors des séries de concerts qui ont fait la gloire de ce cet instrument et permis à tant d’organistes de se faire applaudir par un public enthousiaste, combien de fois l’a-t-on vu assister aux répétitions à l’heure du déjeuner, diriger lui-même les dernières retouches, puis attendre la fin du concert auquel il ne manquait jamais d’assister, pour rentrer à jeun, souvent très tard à Châtillon.
A la longue, un tel surmenage épuisa ses forces. Une grave maladie faillit le terrasser ; il en triompha grâce à sa robuste constitution, son indomptable énergie, et à l’admirable dévouement de sa compagne. L’usage d’un bras et d’une jambe lui devint difficile. Son activité n’en fut en rien ralentie, mais l’on pensa qu’il lui serait impossible de monter dans les orgues. C’était mal le connaître. De retour d’un voyage aux Etats-Unis, en 1953, j’eus la surprise de trouver à Saint-Eustache les jeux d’anches de mon clavier de Positif réharmonisés, beaux et scintillants. J’appris alors que ce cher ami avait gravi les 72 marches de l’étroit escalier menant à la tribune, voulant achever lui-même sur place l’harmonie de ces jeux préparés par lui à l’atelier.
Victor Gonzalez
( coll. Annick Danion-Gonzalez )
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Pourquoi fallait-il qu’un stupide accident eût raison de cette grande énergie, mettant en deuil, avec les siens, ses amis et ses admirateurs ? Son nom jouit à l’étranger d’un immense prestige que la France semble trop souvent ignorer. Je n’en citerai qu’une preuve, toute récente : le 17 août dernier, pour achever le programme d’un cycle de cours publics et de récitals à «l’Organ Institue» de Andover (USA), il me fut demandé d’improviser sur les lettres tirées des noms de George Donald Harrison - facteur d’orgues à qui l’Amérique doit la même réforme classique que celle réalisée chez nous - et de Victor Gonzalez : les deux grands organiers étant décédés à quelques semaines d’intervalle.
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L’oeuvre de Victor Gonzalez nous reste et elle continuera à vivre. Elle vivra par les magnifiques instruments dont il a doté la France, et auxquels, nous voulons l’espérer, un minimum de respect et un entretien décent ne seront pas refusés par ceux qui en sont les dépositaires. Elle vivra par l’influence qu’il a exercée sur l’évolution de l’esthétique de notre art où facteurs d’orgues, compositeurs et organistes l’ont, pour la plupart, suivi. Elle vivra surtout par la saine et forte tradition représentée par cette maison qu’il a créée seul, groupant une élite de techniciens, ses élèves, à la tête desquels un jeune directeur dynamique a fait ses preuves depuis plusieurs années, son petit-fils formé et désigné par lui. Avec Georges Danion et son équipe de valeur, cette maison saura garder tout son lustre et offrir pour l’avenir les plus solides garanties.
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Nous en possédons déjà une preuve vivante en ce magnifique grand orgue de la cathédrale de Soissons (65 jeux installé et terminé pendant la maladie de Victor Gonzalez, inauguré par Marcel Dupré le 6 mai dernier). De l’avis de tous ceux qui l’ont touché ou entendu, c’est un des plus beaux instruments dont puisse s’enorgueillir notre facture française. »
L'orgue de la cathédrale de Soisons
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