Renaissance de l'orgue de salon "Philippe Emmanuel" du maître André Marchal (1894 - 1980)
  Entretiens avec André Marchal
 


    
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Entretiens avec André Marchal
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Il s’agit des entretiens avec André Marchal que Pierre Lucet diffusa, en six émissions, dans la série
Équivalences, sur France­ Musique, une première fois en mai juin 1979, une seconde fois après la mort du grand interprète (survenue le 27 août 1980), en 1981.
Ils furent alors illustrés par l'interprétation, par André Marchal, de plusieurs œuvres, enregistrées en majorité, de François Couperin, J.­S. Bach, C. Franck, E. Gigout, Ch. Tournemire, L. Vierne, A. Barié, J. Alain. :
 
 

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Première émission 

[
2 versets anonymes sur le Te Deum extrait du Livre de Pierre Attain­gnant, 1531 ; orgue de studio d'André Marchal]

Pierre Lucet :
Maître, permettez-moi d'aborder tout de suite le sujet du jour : un sujet de taille, Jean-Sébastien Bach. Quelle a été votre approche du génial cantor ?

André Marchal : Elle s'est faite en deux fois. Je suis d'abord entré au Conser­vatoire et, à ce moment-là, j'ai surtout écouté ce que l'on m'a dit. J'ai appris la technique : j'en avais grand besoin. Et c'est surtout à ce point de vue que j'ai travaillé Bach. Dix années plus tard, en établissant mon répertoire, que j'ai pro­mené à travers le monde, j'ai repris Bach d'une tout autre façon. Cette fois, j'ai approfondi chaque pièce, essayant de la comprendre le mieux possible et, l'ayant assimilée, j'ai tenté d'en faire sentir toute la beauté grâce à certains pro­cédés d'exécution comme, par exemple, des phrasés, des respirations, des plans sonores, un jeu plus ou moins lié, ainsi qu'avec la registration. Évidem­ment, à ce moment-là, on possédait peu d'orgues permettant de bien registrer Bach : on était encore en pleine période romantique. Mais on pouvait tout de même chercher toujours des plans plutôt légers, clairs en tout cas, qui faisaient ressortir la beauté du contrepoint de Jean-Sébastien Bach.
Après avoir obtenu mon prix d'orgue, sans cesser de jouer de l'orgue, j'ai beaucoup travaillé le piano. II s'est trouvé qu'un élève de Franck, Paul Braud, qui était alors extrêmement connu et l'un des professeurs les plus célèbres de Paris, s'est intéressé à moi. Je me suis donc orienté vers le piano, ce qui m'a permis de connaître davantage de musique, et moi-même d'en jouer beaucoup aussi. J'ai travaillé avec acharnement, et ce n'est que dix années plus tard, lorsque j'ai pu obtenir un petit orgue d'étude chez moi (instrument qui a grandi au fur et à mesure que je vieillissais, mais à cette époque, il était encore tout petit), que j'ai constitué mon répertoire. C'est à ce moment-là que j'ai essayé vraiment d'exprimer Bach. Mes collègues disaient : « Marchal? il joue du clavecin », et c'était presque vrai, parce que les interprétations les plus proches de celles que je souhaitais étaient celles, merveilleuses, de Wanda Landowska sur son clavecin. C'est auprès d'elle que j'ai senti que j'avais peut-être raison.
 
                             

                                                              Wanda Landowska

 P.L. Maître, vous avez choisi de nous faire entendre d'abord le Prélude et fugue en la mineur BWV 543. Que pensez-vous de cette oeuvre?

A
.M
. C'est l'une des plus grandes parmi les préludes et fugues de Bach. Je crois que le prélude a dû être antérieur à la fugue. II n'a pas le plan habituel des grands préludes. C'est une sorte de fantaisie commençant par des arpèges; puis, ces arpèges entourent une admirable mélodie qui monte sur une grande pédale de tonique; puis, il y a des traits qui alternent et amènent enfin une coda très profonde, très grandiose même.

P.L Et la fugue ?

 

P.L. Nous allons entendre maintenant la Fantaisie en sol majeur BWV 572. Cher Maître, pouvez-vous nous dire un mot au sujet de ce bel instrument du Grossmünster de Zürich?

A.M. C'est un instrument classique, magnifiquement réussi. II comporte quatre claviers : deux positifs, un récit et un Grand-Orgue. Cet orgue est très beau pour interpréter Bach.

P.L. Et le facteur?

A.M. Metzler est un facteur des environs de Zürich, qui a réussi plusieurs instru­ments, même en Suisse romande, puisque c'est lui qui a fait l'orgue de la cathé­drale Saint-Pierre de Genève.

                        

                                                 L'orgue du Grossmünster de Zürich

P.L. La Fantaisie en sol majeur vous inspire-t-elle quelques réflexions?

A.M. C'est une oeuvre tout à fait exceptionnelle dans la production de Bach. Elle comprend trois parties : un Grave, qui est la partie centrale et la plus impor­tante, entourée de deux récitatifs, le premier gai, puisque Bach marque en fran­cais vitement, et le dernier, au contraire, lentement.
Pour le Grave central, on peut choisir entre deux interprétations. Les Alle­mands l'exécutent d'un bout à l'autre sur un grand plein-jeu, sans aucun chan­gement. J'avoue préférer commencer par le calme des fonds, puis profiter des nombreuses cadences dans les tons voisins pour faire avancer un crescendo qui conduit à cette merveilleuse montée de basse sur deux octaves, qui est très longue et aboutit à l'épanouissement de l'orgue, cessant brusquement sur une cadence rompue. J'ajoute encore qu'elle a ceci de particulier : son thème ne comprend que cinq notes.

[Fantaisie en sol majeur
BWV 572 de J.-S. Bach; orgue du Grossmünster de Zürich]

 

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Deuxième émission
:

 

[Verset du Sanctus de la Messe à l'usage des Couvents de Fr. Couperin; orgue de studio d'André Marchal]

 

Pierre Lucet :  André Marchal nous présente maintenant le Prélude et fugue en si mineur BWV 544.

 

André Marchal. C'est l'un des plus grands préludes et fugues. Le prélude, comme la plupart des grands préludes, est construit sur deux thèmes : l'un, assez grave, presque souffrant, avec ses chromatismes; l'autre, léger, avec des rythmes gais, qui demande naturellement une registration beaucoup plus transparente. En tout cas, il semble que Bach marque nettement deux plans sonores différents. Je trouve que ce serait dommage de les fondre en un seul. Quant à la fugue, c'est un triptyque comprenant naturellement, après l'exposi­tion, un développement aboutissant à la dominante; une seconde partie, d'une écriture très allégée qui s'accommode de plans très différents et transparents eux aussi; la rentrée de la troisième partie se fait sur l'apparition d'un deuxième contre-sujet qui, avec le premier, accompagne le sujet jusqu'à la fin de l'oeuvre. Celle-ci se termine par une extraordinaire montée du sujet en trois tons diffé­rents : fa dièse mineur, si mineur, mi mineur, et aboutit à une fin grandiose.

 

[Prélude et fugue en si mineur BWV 544 de J.-S. Bach; orgue du Gross­münster de Zürich]

 

P.L. A propos des concerts d'orgue de Chaillot, qui attiraient de véritables fou­les de mélomanes, pouvez-vous nous dire quelques mots?

 
                       

                           A la console de l'orgue du Palais de Chaillot,
                                   tourné de trois-quarts, devant la forêt de tuyaux, en 1950

A.M. Ces séries de concerts sont nées tout à fait par hasard. On avait com­mencé par donner quelques concerts à Chaillot : Duruflé et Fleury d'abord, puis mon tour est arrivé en troisième. Et ce concert Bach a connu une telle affluence que je l'ai répété quinze jours après. Alors, ma réputation étant faite à Chaillot, on m'a proposé d'autres séries de concerts, ce que j'ai réalisé avec l'aide de mon ami Norbert Dufourcq. Nous avons commencé par un cycle qui comprenait dix concerts sur les différentes formes de la musique. Cela s'appelait Les Gran­des formes de la musique d'orgue : le prélude et fugue, la toccata, la fantaisie, la chacone et passacaille, la musique d'inspiration grégorienne, la musique d'inspiration populaire, le choral expressif et contrapuntique, le choral à varia­tions et la partita, la sonate, le concerto, la symphonie, le thème libre.

 
                           

                            André Fleury à  la console de l'orgue du Palais de Chaillot,

P.L. Ces concerts avaient lieu tous les quinze jours pendant l'hiver. Et après, vous avez redonné une deuxième série un peu plus tard.

 

A.M. Oui. Elle était consacrée à Bach cette fois.

 

P.L. Cela se situait avant l'anniversaire de la mort de Bach.

 

A.M. Oui. Nous avons redonné cette même série l'année de l'anniversaire (en 1950), et cette fois, nous avons tenté de faire une chose qui me plaisait beau­coup, mais ne s'est pas révélée très heureuse : celle de faire chanter les chorals par des choeurs (certains chorals seulement, ceux dont on possédait des ver­sions chantées), avant le commentaire instrumental que j'en donnais. Cette idée n'était pas très bonne, parce qu'il fallait loger tes choristes sur la scène. Pour cela, il fallait reculer l'orgue et en plus, ce matelas humain nuisait à la sonorité de l'orgue.

Ceci dit, cet orgue de Chaillot était très beau. On connaît son histoire. II était né Cavaillé-Coll à la fin du siècle dernier et était destiné à la salle du Trocadéro, d'une acoustique déplorable à cause de trop de réverbération sonore. Cet orgue fut transporté dans l'immense salle de Chaillot, laquelle était excellente bien qu'un peu sèche, mais tout de même très fidèle. Le Cavaillé-Coll avait été aug­menté de quatorze jeux par le facteur Gonzalez, qui avait judicieusement ajouté quelques mixtures. Naturellement, la perfection n'existe pas. Peut-être y avait-­il un petit hiatus entre l'orgue de Cavaillé-Coll et l'orgue classique. Néanmoins, on pouvait faire tout ce que l'on voulait sur cet instrument.

 
               

                                                   L'orgue Gonzalez  du Palis de Chaillot

P.L. Merci, Maître, de toutes ces précisions, qui n'auront pas manqué de rappe­ler d'excellents souvenirs à beaucoup d'entre nous, et d'inspirer peut-être quel­que regret aux jeunes générations. Dites-nous quelques mots concernant le Prélude et fugue en sol majeur BWV 541 .

 

A.M. Là aussi, nous avons affaire à l'un des grands préludes : cette fois, il n'est construit que sur un seul thème, par conséquent sur un seul plan sonore.

 

P.L. Pas de raison de changer de registration?

 

A.M. Non, absolument pas. D'un bout à l'autre la même registration comme d'un bout à l'autre le même plan. La fugue, très connue, est d'un caractère enjoué et d'une écriture légère. A la fin, elle forme deux strettes absolument extraordinaires : une à la neuvième, une à la quinte, et tout cela conduit par un dessin qui monte tranquillement, comme s'il existait tout seul.

 

[Prélude et fugue en sol majeur BWV 541 de J.-S. Bach; orgue du Gross­münster de Zürich]

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Troisième émission :


[Pièce brève dans la tonalité du plain-chant d'Eugène Gigout; orgue de studio d'André Marchal]

 

Pierre Lucet :  Pour la troisième fois, nous voici chez le Maître
André Marchal. Vous entendez en ce moment une pièce d'Eugène Gigout extraite des Cent Piè­ces brèves dans la tonalité du plain-chant, sous les doigts d'André Marchal, qui a tenu à rendre ainsi hommage à son maître du Conservatoire.

 
                  

                            Eugène Gigout à  la console de l'orgue de Saint-Augustin

André Marchal. Je commencerai par vous dire, à propos de la petite pièce que vous venez d'entendre qu'Eugène Gigout a été le premier à songer à écrire des pièces dans la modalité du plain-chant.

 

P. L, Je crois, Maître, que vous êtes entré très jeune à la classe d'orgue au Con­servatoire.

 
                             

             Eugène Gigout à  son orgue de salon avec ses élèves étrangers vers 1880

A.M. Oh oui, très jeune en effet. Le cher « Papa Gigout » m'avait pris parce que je montrais quelques facilités pour improviser. Mais j'ignorais tout de l'écriture et particulièrement de la fugue. Or, entrant à la classe, il fallait que huit mois après je sois capable de concourir en improvisant une fugue. Je vous assure que je ne recommanderai jamais cette manière de faire à mes élèves, parce que j'ai dû travailler terriblement mon écriture. J'ai fait exactement sur le clavier ce qu'on ferait pour l'écriture.

 P.L. Je crois que vous avez eu votre premier prix à moins de 20 ans.

                        

                              Eugène Gigout, Aquarelle de J. Parera, vers 1900

A. M. Oui, au bout de deux ans. J'avais 19 ans. Je dois ajouter que si j'ai beau­coup travaillé, j'ai été bien enseigné, car Gigout était un bon professeur d'orgue; mais je crois que c'était un meilleur professeur d'écriture. Je le prenais d'ailleurs en exemple : j'allais souvent à Saint-Augustin l'entendre improviser. Cela aurait pu être écrit et signé Haydn. C'était d'une clarté, d'une limpidité et d'une pureté d'expression extraordinaires! Gigout avait succédé à Guilmant au Conservatoire, si bien que j'ai été, en somme, son premier élève direct.

P.L. Et quels ont été vos condisciples dans cette classe d'Eugène Gigout?

A.M. De très bons organistes parisiens, comme Nibelle, qui était à Saint­François-de-Sales, Ibos, à Saint-Honoré-d'Eylau, et Panel, au Sacré-Coeur.                          

P.L. Cher Maître, il me semble que vous avez eu la chance de bien connaître Louis Vierne, qui a été titulaire du grand orgue de Notre-Dame de Paris pendant trente-sept ans.

                      

                                            Louis Vierne à la console de Notre-Dame de Paris

A.M. Oui, j'ai beaucoup connu Louis Vierne, bien que n'ayant pas officiellement été son élève, car lui-même a quitté le Conservatoire, où il était professeur sup­pléant, lorsque j'y suis entré. Néanmoins, je jouais ses premières symphonies, et, naturellement, j'avais grand désir de le rencontrer, ce qui fait qu'un jour, je me suis enhardi à aller aux vêpres à Notre-Dame. Je me suis présenté. II a été charmant, et je lui ai dit que j'avais travaillé sa troisième symphonie. II m'a répondu : « Mais je veux l'entendre! » - « Quand vous voudrez. » - « Eh bien, mais tout de suite! » C'est ainsi que nous sommes sortis de Notre-Dame ensemble, et, arrivés à la maison, sur mon petit orgue de huit jeux, je lui ai joué sa troisième symphonie. Tout de suite il m'a pris en amitié et, me faisant remar­quer que personne encore n'avait joué sa quatrième symphonie en France, il m'a offert d'en donner la première audition. Ce fut pour moi une grande joie, de la travailler d'abord, et de la jouer ensuite lors des premiers récitals que j'ai don­nés en 1923. Et quand il a écrit ses Vingt-Quatre Pièces de fantaisie, il m'a demandé d'en jouer six, c'est-à-dire un cahier, celui qui contenait précisément l'Impromptu qu'il m'a dédié et dont j'ai donné la première audition à la Salle Gaveau.

 [Impromptu de Louis Vierne; orgue Holtkamp du Crouse Auditorium, Syracuse University, U.S.A.]

 

P.L. Après ce bel exemple de néo-romantisme, nous changeons complètement de climat musical, avec Charles Tournemire.

A.M. Ici, nous entrons dans le drame. Charles Tournemire était le plus grand improvisateur que j'ai connu de ma vie. C'était l'un des derniers élèves de Franck, puisqu'il a eu son prix après la mort de Franck. C'était un musicien extraordinaire. L'homme était, quand il le voulait, charmant. D'autres fois un peu nerveux. Je l'ai connu de la manière suivante : une année, il ne trouva pas d'organiste pour le remplacer le 15 août. Alors, il se souvint qu'il avait donné un second accessit à un jeune garçon de 18 ans, et il m'écrivit pour me demander si je voulais le remplacer.

                     

                                           Charles Tournemire à l'orgue de Sainte-Clotilde

P.L. C'était bien avant votre prix du Conservatoire, en 1912 à peu près?

A.M. Oui, après mon premier concours. Je suis donc allé à Sainte-Clotilde où il m'a montré son orgue, et surtout où je l'ai entendu pour la première fois improviser. J'étais absolument subjugué. C'était merveilleux. II se servait d'un orgue un peu comme d'un orchestre. II faut dire que l'orgue de Sainte-Clotilde s'y prê­tait. II était d'une délicatesse, d'une personnalité extraordinaire. II avait quarante-six jeux, trois claviers. A mon avis, c'était un spécimen unique de Cavaillé-Coll. Jamais aucun orgue n'a possédé cette légèreté et cette personna­lité. C'est ce qui rend fort dangereux de jouer Franck avec les registrations mar­quées par le compositeur, parce qu'elles font très bien à Sainte-Clotilde, mais pas forcément sur tous les Cavaillé-Coll.

Quant au caractère de Tournemire, il était très primesautier. Quand il était bien disposé, il était absolument charmant : dans nos rapports, c'est ainsi que je l'ai vu le plus souvent. Néanmoins, j'ai été le témoin d'une petite scène assez curieuse. Cela se passait à Saint-Germain-des-Prés, où j'ai succédé à mon cher ami Augustin Barié et où je suis resté trente ans. Ayant demandé à Tournemire de jouer mon orgue pendant une messe, et tandis qu'il improvisait magnifique­ment, arrive un Monsieur que je ne nommerai pas, maître de chapelle dans une grande paroisse de Paris, ami de Saint-Saëns, très bien en cour, mais pour qui les sacro-saintes habitudes des offices devaient être respectées. Or, Tourne­mire ne les respectait pas. Le visiteur arriva au moment où tout le monde sor­tait. Tournemire était dans un passage absolument mystique, pianissimo, mystérieux, et notre pauvre maître de chapelle eut la mauvaise idée de Iui dire : « C'est la sortie. » Je commence à trembler. Tournemire ne répond pas. II répète : « C'est la sortie ». Cette fois, Tournemire s'est redressé et lui a dit : « Eh bien, sortez, Monsieur! »

 

P.L. La Communion de Charles Tournemire que nous allons entendre est extraite de l'Office de l'Épiphanie, dédié au Maître André Marchal.

 [Communion extraite de l'Office de l'Épiphanie de Charles Tournemire; orgue Holtkamp du Crouse Auditorium, Syracuse University, U.S.A.]

 

P.L. II nous reste à parler de Jehan Alain et à entendre ses Danses à Agni Yavishta. Vous avez bien connu Jehan Alain, n'est-ce pas?

                                  

                                                                        Jehan Alain

 A.M. Très bien. J'ai d'abord connu son père, Albert Alain, qui s'était construit un orgue qui a commencé avec deux claviers et a fini avec quatre. C'était un musicien très estimé, organiste à Saint-Germain-en-Laye.

                       

                                                       Albert Alain et son orgue de salon,

        Puis j'ai connu Jehan, qui s'était tout de suite fait remarquer au Conservatoire et dont beau­coup d'oeuvres ont été écrites alors qu'il se trouvait encore au Conservatoire. Notamment, il a voulu me faire entendre les trois pièces qu'il venait de faire imprimer, à savoir Variations sur un thème de Janequin, Le Jardin suspendu et les célèbres Litanies qui ont fait le tour du monde. II est venu me les jouer à la maison, et je les ai trouvées fort belles.

 P.L. Ainsi, il aimait bien vous montrer ses oeuvres?

 A.M. Oui, il me manifestait beaucoup de confiance.

 P.L. Et Marie-Claire?

 A.M. Marie-Claire était, à ce moment là, une toute petite fille. Et quand son tour est arrivé, elle a révolutionné le Conservatoire en trouvant dans son devoir d'harmonie, un canon que personne n'avait trouvé. Par la suite, elle a accompli toutes sortes de choses qui l'ont menée à la célébrité qui est la sienne mainte­nant.

 [Deux Danses à Agni Yavishta de Jehan Alain; orgue Holtkamp du Crouse Auditorium, Syracuse University, U.S.A.]

 

P.L. Au début de cette rencontre, vous avez tenu à rendre hommage à Eugène Gigout, votre maître au Conservatoire. Maintenant, vous souhaitez rendre hommage à un musicien qui a beaucoup compté dans votre formation musi­cale : Augustin Barié, en faisant entendre sa Toccata.

                                          

                                                                         Augustin Barié

 
A.M. Oui, Augustin Barié a beaucoup compté dans ma formation musicale. Si Gigout a été mon maître d'écriture, lui, a encouragé mes tendances au langage moderne que j'admirais tant chez Debussy et Ravel que je commençais à con­naître. Barié avait été l'élève de Guilmant et Vierne. II avait eu son prix la même année que Joseph Bonnet, qui avait eu un grand prix de virtuosité avec une oeuvre de Liszt, la "fugue du Prophète" (extraite de la Fantaisie et fugue sur le choral "Ad nos ad salutarem undam", sur un thème du Prophète de Meyerbeer). Et, au contraire, Barié avait choisi comme morceau d'exécution la Prière de Franck, cette belle Prière qui préfigure le langage des Trois Chorals. Et si Barié s'est fait remarquer, c'est par l'interprétation émouvante de la Prière de Franck. A ce propos, l'un de ses amis disait : « Ah! Barié pourrait bien avoir son prix; mais avec la Prière de Franck, il peut se « fouiller »!- Eh bien, il l'a eu. Quand Guilmant envoyait ses élèves entendre d'autres organistes, il leur disait : « Quand vous voudrez entendre improviser, allez à Saint-Germain-des-Prés! ». C'est en effet cet orgue dont Barié était titulaire. II est mort prématurément à l'âge de 32 ans, en 1915. Son père a eu la bonté de surmonter sa douleur pour me recommander au clergé de l'église de Saint-Germain-des-Prés, grâce à quoi on,a bien voulu nommer ce petit organiste de 21 ans que j'étais. J'y suis resté trente ans...

 [Toccata d'Augustin Barié; orgue Holtkamp du Crouse Auditorium, Syra­cuse University, U.S.A.]

 
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Quatrième émission :

 

Pierre Lucet. C'est en improvisant librement à ses claviers que le Maître André Marchal nous reçoit chez lui, fidèle à ce rendez-vous du dimanche soir qui, depuis plusieurs semaines, nous a permis de mieux connaître ce grand inter­prète.

Maître, vous avez voulu consacrer nos trois dernières émissions, nos trois derniers rendez-vous à César Franck, dont vous avez enregistré l'oeuvre inté­grale à l'orgue de l'église Saint-Eustache à Paris. Vous pouvez certainement nous expliquer votre choix.

 
                               

                                                                            César Franck

André Marchal. J'aime beaucoup César Franck. C'est pourquoi j'ai choisi de posséder son oeuvre. Je l'ai entendu joué très jeune par Albert Mahaut, qui était un de ses derniers élèves, et qui fut le premier à promener les oeuvres de son maître à travers le monde. Car à ce moment-là, personne n'y songeait. II avait une interprétation très libre, très souple, très expressive qui, je le suppose, devait être très près de la façon dont Franck jouait ses oeuvres.

                                     


                                                                       Albert Mahaut

 
P.L. Oui.

 A.M. J'ai connu d'autres élèves de Franck, deux autres notamment; je dois dire que chacun de ces trois avait sa personnalité et que Franck n'était certainement pas exigeant sur le style, pourvu qu'il soit musical.

 P.L. C'est cela.

 A.M. J'ai bien connu Adolphe Marty, qui jouait moins librement qu'Albert Mahaut, plutôt un peu droit, et plus tard j'ai rencontré Charles Tournemire qui, lui, avait des moments merveilleux et, comme tous les grands artistes, ne jouait jamais deux fois de la même façon. Mais je puis dire qu'il avait, lui aussi, un style assez rubato.

 P.L. Pour vous résumer, Maître, vous avez approché trois élèves de Franck : Marty, Mahaut et Tournemire. Tous les trois avaient, en somme, des interpréta­tions différentes.

 A.M. Tout à fait différentes, ce qui prouve la liberté que laissait Franck à ses interprètes. Alors qu'on n'aille pas nous raconter que Franck jouait de telle façon et à l'exclusion de toute autre. II en est de çà comme des registrations : les  tenants de la Vérité (avec un grand V!) veulent qu'on joue comme à Sainte­Clotilde sur n'importe quel orgue Cavaillé-Coll. Eh bien, ce n'est pas vrai, parce que l'orgue de Sainte-Clotilde était une exception dans les Cavaillé-Coll. II en est peu d'aussi poétique; par conséquent, certaines registrations qui faisaient très bien, notamment les anches du récit fermé, vous ne les entendiez presque plus, alors que dans un grand nombre d'orgues, même Cavaillé-Coll, lorsque le récit est fermé, on les entend encore trop.

                                 

                                                                            Aristide Cavaillé-Coll

 P.L. C'est çà. Nous allons, si vous le voulez bien, Maître, passer à l'écoute de Prélude, fugue et variation de César Franck. Sans doute, désirez-vous nous en parler.

 A. M. Oh! un mot bien court. Prélude, fugue et variation, le titre contient exac­tement la chose telle qu'elle est : un Prélude d'une fraîche mélodie, une Fugue très libre et une Variation qui est le retour du Prélude accompagné d'un dessin de main gauche, d'ailleurs fort joli et contenant un admirable contrepoint. Et c'est tout. Néanmoins, une curiosité de cette pièce est que Franck l'a d'abord écrite pour piano et harmonium. Naturellement, la version piano harmonium a disparu lors de l'édition pour orgue.

 P.L. Bien entendu, c'est à l'orgue de l'église Saint-Eustache que vous avez enregistré ce Prélude, fugue et variation. Maître, nous vous écoutons.

 [Prélude, fugue et variation de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-­Eustache]

 

P.L. Nous allons entendre maintenant le Final de César Franck. II me semble, Maître, que ce Final a un célèbre dédicataire.

A.M. Oui. II a été dédié à Lefébure-Wély qui était un grand organiste d'alors. C'était un virtuose dont les improvisations en forme d'orage étaient célèbres.

                                

                                                                      Lefébure-Wély

 P.L. Ceci étant dit, que pensez-vous de ce Final?

 A.M. Je pense qu'il mérite d'être considéré comme une belle pièce. C'est à Lefébure-Wély, l'organiste le plus célèbre de l'époque, qu'avait été confiée l'inauguration de l'orgue de Sainte-Clotilde dont Franck attendait impatiem­ment la terminaison pour se débarrasser de l'harmonium d'accompagnement avec lequel il avait tant souffert. Ce Final est une pièce extrêmement brillante. Certainement, le dédicataire a été pour quelque chose dans ce choix de thèmes si brillants. Le premier thème a, dit-on, un peu vieilli, mais au fond, ce thème de marche n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est la beauté du second thème, qui a vraiment une couleur merveil­leuse et, en même temps, est comme une introduction à ce que sera plus tard le thème de la Sonate pour piano et violon.

 [Final de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-Eustache]

 

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Cinquième émission :

 

Pierre Lucet. Nous poursuivons ce soir notre série de concerts avec le célèbre organiste André Marchal qui nous fait entendre, au préalable, une improvisation aux claviers de son orgue personnel.
Cher Maître, j'aimerais que vous nous parliez de vos tournées de concerts en France et à l'étranger.

 

André Marchal. Je veux bien vous parler de quelques-uns de ces concerts. Cela a commencé d'abord en France, par les quatre séances qui ont eu lieu, au début de 1923, au Conservatoire de Paris. Et puis, deux ans après, je donne mon premier concert public à la Maison Gaveau, en 1925, et ensuite, j'ai com­mencé à me faire connaître en France. J'ai eu la chance, dès 1930, d'être invité pour la première fois aux U.S.A. Je dois dire que, de 1930 à 1975, j'ai fait dix-neuf voyages Outre-Atlantique. Ce premier voyage avait pour raison d'être l'invitation de donner à Cleveland, au Musée de Cleveland, dix récitals Bach. J'ai demandé le plan de l'orgue. Hélas! On ne peut pas dire qu'il manquait un peu de mixtures, il n'y en avait pas, pas une. II y avait des 8 et 4 pieds par­tout, et des 16 pieds tant qu'on en voulait. Alors, je me suis plaint de cela. En huit mois de temps, ils ont trouvé le moyen d'ajouter dix jeux de mutation! Je ne peux pas dire que ces jeux s'accordaient admirablement avec les 8 et les 4 pieds d'un orgue orchestral, mais enfin, ils avaient fait un grand effort et, au moins, je pouvais tout de même jouer Bach.
Le deuxième voyage, qui avait lieu en 1938, était une tournée comme on les fait généralement : on va dans toutes sortes de villes promener différents pro­grammes. J'avais l'habitude de proposer quatre ou cinq programmes au choix ou que je choisissais moi-même suivant les instruments que je trouvais.

Parmi ces voyages il y a eu des inaugurations, par exemple au Canada. A Montréal, ce fut l'inauguration d'un très grand orgue du facteur von Beckerath à la basilique Saint-Joseph : un instrument de cinq claviers, que j'ai inauguré en 1960. II y a eu aussi mon dernier voyage aux États-Unis, où j'ai inauguré l'orgue du Alice Tully Hall, au Lincoln Center de New York.

 

P.L. Vous avez été aussi en Australie, je crois.

                            
                             
           André Marchal et Archie Day à l'orgue du city hall, Bisbane (Australie) 1953
                                       
         (Photo Telegraph Newspaper)

 A.M. Oui, en 1953, et j'ai joué, entre autres, le très bel orgue de Sydney, célè­bre parce qu'il a un jeu de 64 pieds.

Je suis aussi allé un peu partout en Europe, évidemment; j'ai été invité à l'inauguration du grand orgue du Royal Festival Hall de Londres, qui a eu lieu en 1953. Ce jour-là, j'ai joué un concerto de Haendel avec l'orchestre et j'ai impro­visé.

En Allemagne j'ai inauguré un troisième orgue à la basilique de Ottobeuren qui était déjà dotée de deux orgues de Riepp, célèbre facteur d'orgues du XVIIIe siècle.

J'ai aussi inauguré beaucoup d'orgues en France, parmi lesquels celui de mes amis Henry et Isabelle Goüin, qui avaient un très joli hôtel particulier avec une belle salle de concerts dans laquelle ils avaient fait installer un orgue Gonzalez. A cette inauguration, il y avait beaucoup de monde; j'y ai vu Paul Valéry, Fran­çois Mauriac et, quand on m'a demandé d'improviser, je l'ai fait sur un thème que m'a donné Prokofiev.

                   

                                              L'orgue Gonzalez de l'hotel de M et Mme Goüin, 
                                                     4 avenue Milleret de Brou Paris XVI°


 P.L. ... qui se trouvait là, en tournée probablement.

 A. M. ... à Paris : c'était encore sa période parisienne.

 P.L. Mais venons-en au programme musical d'aujourd'hui, Maître. Vous m'avez dit que vous aimiez tout particulièrement la Prière de César Franck.

 A.M. Oui.

 P.L. Voulez-vous nous en parler avant de l'écouter ensemble?

 A.M. C'est une pièce unique dans l'oeuvre de Franck. C'est une pièce unique aussi dans mes préférences. Elle est écrite à cinq voix. Elle ne cherche ni varié­tés sonores, ni fantaisies de timbre. C'est un peu comme si c'était un quintette. Un quintette instrumental. Et elle est d'une inspiration, d'une hauteur qui la mêt certainement au niveau de la beauté des trois Chorals.

 

P.L. Écoutons Prière de César Franck, par André Marchal.

 [Prière de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-Eustache]

 
                           

P.L. Après cette très belle interprétation de la Prière, il nous reste malheureuse­ment peu de temps pour parler avec vous, Maître, de la Pièce héroique.

 A.M. Elle est faite sur deux thèmes : le premier, haletant, héroïque et souffrant, coupé dans son milieu par une sorte de choral écrit dans une sonorité calme; c'est ce choral qui, confié à toute la force de l'orgue, terminera l'oeuvre en apo­théose.

 

P. L. Voici cette Pièce héroique de César Franck par André Marchal, à l'orgue de l'église Saint-Eustache, orgue dont il a été titulaire pendant dix-sept années.

[Pièce héroique de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-Eustache]

 

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Sixième émission :

 

[Improvisation par André Marchal sur son orgue de studio]

 

Pierre Lucet. Cher Maître, avant d'aborder le Cantabile et le troisième Choral de César Franck, je serais heureux de vous entendre évoquer le nom des orga­nistes à la formation desquels vous avez oeuvré.

 André Marchal. Ils sont assez nombreux. Je dois dire que j'ai bien com­mencé. Le premier était Norbert Dufourcq, qui avait 16 ans. Inutile de vous par­ler de sa carrière : tout le monde sait qu'il est l'un des plus grands musicolo­gues. Après cela, j'ai eu Jean Langlais, qui a été mon élève en 1922. Il était aussi très jeune, et je n'ai pas besoin de dire combien doué, puisque le voilà maintenant organiste de Sainte-Clotilde, ayant fait une grande carrière de com­positeur et concertiste. Un peu plus tard Antoine Reboulot, à qui j'ai passé ma succession à Saint-Germain-des-Prés quand je suis allé à Saint-Eustache; Noë­lie Pierront, qui est l'auteur d'une méthode très précieuse pour les organistes; Xavier Dufresse, soliste à la Radio; Georges Robert, organiste de Notre-Dame de Versailles et professeur au Conservatoire de Versailles; Louis Thiry, profes­seur au Conservatoire de Rouen; Jean Wallet, professeur au Conservatoire de Nice et organiste de la Cathédrale de cette ville; Jean-Pierre Leguay, composi­teur, organiste de Notre-Dame-des-Champs et professeur au Conservatoire de Limoges; Susan Landale, qui est venue de son Écosse natale s'installer à Paris et qui fait une carrière de concertiste internationale. II y a encore Arsène Muze­relle, organiste de la Cathédrale de Reims et professeur au Conservatoire de cette ville; Jean Laporte, organiste de Saint-Jacques de Pau, professeur à l'École de Musique de Pau; André Pagenel, organiste de la Cathédrale de Bour­ges et professeur au Conservatoire de Bourges. Enfin, la dernière en date de mes premiers prix d'orgue au Conservatoire (ils sont bien une quinzaine), Anne­-Marie Barat, qui est déjà soliste à la Radio. D'autres encore, qui ont dérivé de l'orgue, comme Marcel Couraud, qui a été le chef de choeur que tout le monde a connu à la Radio; puis mon ami le docteur Perrot, auteur d'une thèse sur les ori­gines de l'orgue.

 
                           
                        Jean Langlais à la console de Sainte Clotilde en 1958


P.L
. Maître, vous pouvez être fier d'avoir contribué à l'épanouissement de ces musiciens.

 A.M. Je les aime beaucoup, et je suis très heureux de les voir se développer, non pas selon mes goûts, mais selon leur personnalité.

 
P.L. Revenons vers la musique proprement dite, avec le Cantabile de Franck.

 

A.M. Le Cantabile de Franck est une simple mélodie, fort belle, dont le retour s'orne d'un beau canon qui se déroule comme les mélodies de Franck avec émotion et charme, et qui jouit de la curiosité d'avoir été écrite pour la grosse clarinette de Sainte-Clotilde, que Cavaillé-Coll n'a placée, à ma connaissance, que dans deux instruments : celui de Sainte-Clotilde, dans lequel elle appartient au positif, et celui de Chaillot, où elle appartenait au quatrième clavier, clavier de bombarde.

 [Cantabile de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-Eustachel

 

P.L. Si nous parlions maintenant, Maître, des rencontres que vous avez certai­nement dû faire dans votre carrière?

 A. M. Elles sont nombreuses. Elles ont commencé assez tôt, car je suis allé ren­dre visite à Saint-Avit, dans les Landes, au célèbre Francis Planté, ce doyen des pianistes, qui avait alors 90 ans passés et qui pouvait encore jouer tout ce qu'il voulait. La preuve, c'est qu'il m'a dit : « Vous êtes organiste? Eh bien, je vais vous jouer la fugue 'des trois pochards »'. C'était la fugue en si bémol majeur de la première série du Clavier bien tempéré, 9 trois voix.

  

P. L Et vous avez connu aussi Pablo Casals, il me semble?

 A. M. J'ai le souvenir d'une visite qui m'a laissé très ému. J'étais allé le voir chez lui. II m'avait invité à donner un récital d'orgue à Prades pendant le festi­val. II m'a dit : « J'irai vous écouter, mais vous me pardonnerez, car je vous quitterai au milieu du concert, devant partir très tôt demain pour un voyage. » Le soir, je suis descendu à l'entracte pour lui dire au revoir, et il m'a dit : « Non, je reste. » Alors, je suis remonté à l'orgue et j'ai improvisé sur un thème qu'il m'a donné, un thème catalan, naturellement.

 

P.L. Je crois que vous avez connu également bien d'autres artistes, Lazare­-Lévy par exemple?

 A. M. J'ai beaucoup aimé Lazare-Lévy. J'ai connu également Yves Nat et Vlado Perlemuter qui est devenu mon ami. II y en a d'autres, comme Gaby Casadesus, et je regrette de n'avoir pas rencontré son mari, le merveilleux Robert Casade­sus.

II m'est aussi arrivé de donner des concerts chez la princesse Edmond de Poli­gnac, qui possédait un superbe hôtel particulier rue Cortambert, et qui avait un bel orgue de Cavaillé-Coll. Chez elle, j'ai rencontré un jeune pianiste encore peu célèbre, Arthur Rubinstein, alors qu'il commençait sa brillante carrière et que moi, je n'avais pas commencé la mienne.


                                

                     La princesse Edmond de Polignac à son orgue de salon


P.L
. Et vous avez échangé quelques mots?

 A. M. Je lui ai dit qu'il avait beaucoup de chance, et que ce devait être merveil­leux de se promener en donnant des concerts. II m'a dit : « Oui, à cela près que l'on ne peut plus travailler. » J'ai bien connu Nadia Boulanger, avec laquelle j'ai l'honneur de collaborer à l'École américaine qu'elle a créée à Fontainebleau. J'ai fréquenté aussi Charles-Marie Widor, secrétaire perpétuel de l'Institut, qui venait tous les ans jouer l'orgue de Saint-Germain-des-Prés, à l'occasion d'un service pour l'Institut. En me reconduisant, il me racontait mille histoires sur le quartier des libraires, si riche en souvenirs, et qu'il connaissait parfaitement. 

                           
                            Charles-Marie Widor à l'orgue de Saint-Sulpice

A Saint-Germain-des-Prés, il m'est arrivé souvent de voir entrer à la tribune un personnage très important : le docteur Albert Schweitzer. II aimait bien mon orgue de Saint-Germain-des-Prés et je crois qu'il ne détestait pas l'organiste. Mais avec lui, je devais m'attendre à changer de programme. II me demandait : « Qu'est-ce que vous jouez aujourd'hui? » Je le lui disais. « Non, vous allez improviser. » Alors, j'obéissais.


                       
                             Albert Schweitzer et le fateurs G-D- Harisson


P. L
. II me reste, Maître, à aborder le troisième Choral, qui est considéré à juste titre comme le chef-d'oeuvre de César Franck, en même temps que son testa­ment musical. C'est en 1890 qu'il a été écrit, l'année même de la mort de César Franck.

 A.M. Oui, d'ailleurs, les trois Chorals datent de cette même époque, ils n'ont pas connu l'impression du vivant de l'auteur. Franck a pu se traîner jusqu'à Sainte-Clotilde, nous dit son élève Vincent d'Indy, pour registrer ses Chorals, mais on ne les a alors pas entendus à l'orgue. Ces Chorals ont été un jour écou­tés par quelques fidèles privilégiés, exécutés au piano à trois mains, Tournemire faisant la basse.

 

P. L. Voulez-vous nous présenter quelques thèmes de ce magnifique troisième Choral?

 A. M. Alors que les deux autres Chorals ne comportent guère qu'un thème uni­que, celui-ci est basé sur trois thèmes : un thème de mouvement, qui com­mence et termine l'oeuvre, un thème de choral et un thème mélodique. Avec ces trois thèmes, il construit une admirable architecture.

 

P.L. Je vous remercie, ô combien chaleureusement, pour ces précieuses minu­tes que vous nous avez consacrées depuis six semaines. Je suis certain que de très nombreux auditeurs auront apprécié ces entretiens et leur illustration musi­cale, et qu'ils en tireront d'inestimables enseignements.

 

[Troisième Choral de César Franck; orgue Gonzalez de Saint-Eustache]
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